Anne Dufourmantelle. (2011). Eloge du Risque. Payot.
“Si bouleversantes en soient les conséquences, celui qui vient à la rencontre de son être est au secret, un voyant.”
“La nuit est notre amplitude secrète. L’espace de notre folie intime, mutique. La nuit enregistre nos peurs et nous en délivre, le jour, par l’effet d’une amnésie bienfaitrice dont l’angoisse est le reste insécable. La nuit est notre vérité, elle nous intime à rejoindre un lieu plus ancien que l’on appelle parfois âme, et dont la langue nous est indéchiffrable. Nous en sommes les étrangers et pourtant elle nous convoque à la reconnaître au plus intime de nous-mêmes comme soeur, comme arme.”
“En finir non pas avec l’existence, ni son sens ni son sang, mais avec le pareil, le sans fin, cesser, oui, de continuer, de s’acharner, déposer les armes et toute armure désormais, accueillir la nuit totale dans laquelle vous êtes, envisager cette nuit comme la première, la nuit de la naissance et de toute naissance, la nuit des premiers commencements, des balbutiements.”
“L’homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentation, d’images infiniment multiples dont aucune précisément ne lui vient à l’esprit ou qui ne sont pas en tant que présentes. C’est la nuit, l’intérieur de la nature qui existe ici - pur soi - dans les représentations fantasmagoriques : c’est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C’est cette nuit qu’on découvre lorsqu’on regarde un homme dans les yeux - on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable, c’est la nuit du monde qui s’avance ici à la rencontre de chacun.”
“Personne n’aime qu’on lui rappelle que la liberté est là, tout de suite, à porté de main. Pas demain, pas ailleurs, c’est ici et maintenant. Nous rappeler que nous sommes nos premiers fossoyeurs…”
“S’abandonner, qui de nous en est capable ? Je veux dire vraiment, pour une fois dans sa vie, sans réserve…”
“Et si l’on s’efforçait de «ne pas tenir à soi», de se délester de ses propres repères, d’entrer en non-conformité avec soi. Etre en rupture, mais par modification de notre propre chimie interne, subjective. Descente vertigineuse vers ce lieu où je ne suis plus «moi», dissous, confondu à la perception même, espace psychique devenu nuit, rocher, espace, écho d’un animal au loin, griffure sur le sol. Trace de soi, méconnaissables, hachurées, sans traductions possibles. Et pour cela, se désister de soi (et non se retrouver), c’est-à-dire se perdre.”
Infidèles, nous le sommes, nous le serons tous, tôt ou tard. Ce n’est pas la peau ni le sexe qui font limite. C’est l’esprit seul, et l’attachement du coeur. L’obsédante présence d’un autre, soudain, en nous.
Il faut avoir aimé, et trahi, et souffert, et avoir désespéré d’un amour, et avoir été défait et repris et sauvé, pour envisager, peut-être, qu’il n’est d’infidélité que du plus grand amour, mais qu’en même temps, l’amour ne peut se risquer qu’au prix de la vérité, c’est-à-dire d’une promesse d’être à soi et à l’autre complètement mais aussi loin que possible de toute possession.
L’infidélité commence où… avec l’idée, le baiser, la nudité, la vie clandestine ? Ne commence-t-elle pas dès qu’elle se représente, dès que la pensée de l’autre vient s’immiscer en vous au plus près de votre âme et votre corps désirant ? Quoi que vous fassiez de cette pensée et de ce corps, elle ne cessera pour autant de vous habiter et vivra de sa propre vie et mort, et ne coïncidera pas nécessairement avec vos actes ou votre volonté.
Mais nos fidélités, elles, nous hantent, comme autant de «tu dois» dont nous ignorons la destination mais auxquelles nous nous plions comme s’il en allait de notre vie même. C’est face à cet impératif catégorique qu’il nous faut inventer de vraies infidélités, des lignes de fuite ouvertes, ferventes, fertiles […]. Et ainsi, apprivoisant notre nécessaire infidélité, nous pourrons peut-être y lire une traversée qui n’est pas seulement une trahison, mais une manière de se perdre au plus près de soi.
Ce qui est vraiment inguérissable, c’est la fidélité.
“La nudité est scandaleuse toujours car elle donne à voir ce qui ne peut se voir, elle offre ce qui précisément ne peut s’offrir, elle suppose un partage, délimite un territoire, à la vue, au toucher, qui en réalité n’a pas d’étendue, est sans prise. On peut photographier la nudité, la délimiter, la contraindre, on peut la caresser, l’éviter, la cacher, mais ce qu’elle offre n’est pas prenable. Sans doute la raison pour laquelle elle excite tellement : la convoitise, la haine, le désir, l’horreur, la compassion, l’envie de la dévoiler toute.”
“On veut l’intensité sans le risque. C’est impossible. L’intensité c’est le saut dans le vide, la part d’inédit, ce qui n’a pas encore été écrit et qui pourtant en nous est en attente, de précisément ça.”
“Désirer vient avec fulgurance, manque, soif, attente, vertige, peau, caresses, chute, suspens.”
“Car tu ne m’appartiendras jamais. Et moi aussi, je t’échapperai. Et nous nous aimerons sans savoir l’abîme qui nous sépare et qui nous ramène pourtant, aussi près que possible l’un de l’autre.”
“On vit dans la peur sans le savoir, on est environné par elle comme par une présence fantomatique, una apparition. La peur nous inquiète et nous sidère, et pourtant… pourquoi ne pas en risquer l’amitié comme on approche, de nuit, certains grands animaux ? En allant d’abord, et de nuit, à sa rencontre.”
“Accueillir la peur, c’est accueillir aussi la possibilité de la joie, l’effraction de l’altérité, de l’inconnu, du vivant, c’est quitter le renoncement et ça c’est terrible. “
“Avec le corps du nouveau-né qui naît et que l’on sépare de sa mère, avec la première respiration si douloureuse d’être séparé, d’être hors de l’eau de toute mémoire, naît l’érotisme. C’est tout le corps qui est érotique, qui vibre, ressent et pense, qui aime et se désespère, qui attend, qui souffre et éprouve le plaisir intense, infini d’être enveloppé, repris dans un regard aimant, un souffle qui prononce très doucement des mots d’amour.”
“Au risque d’inviter une femme à danser un rock et lui chuchoter : «fermez les yeux».
Au risque de partir en voiture pour aller dîner en ville et finir à Rome, le lendemain, après avoir roulé toute la nuit, parce qu’on a changé d’idée.
Au risque de voir votre homme pour la cinquantième fois décliner l’offre du petit vendeur de roses (fripées) pakistanais, et lui acheter toute la brassée pour l’offrir à tous ceux qui sont dans la salle.
Au risque des nuits blanches.
Au risque d’écrire à un(e) presque inconnu(e) une lettre d’amour à partir d’un presque rien qui vous aura traversé dans une fulgurante inconnue de vous jusqu’alors.
Au risque de ne pas cesser faire l’amour.
Au risque de prier sans le secours d’aucun Dieu, ou même avec.
Au risque de l’amitié, cachée, folle, éperdue, infinie.
Pire qu’un amour.
Au risque de l’ennui, et aimer cet ennui sans secours.
Au risque de marcher seul dans une ville et attendre que survienne, à cet instant, le sens de toute une vie ; savoir que le lendemain tout disparaîtra.
Au risque d’écouter la Passion selon saint Matthieu de Bach en boucle.
Au risque de prendre sur soi la responsabilité dévolue à un autre, tout sauf un principe de précaution.
Au risque de ramasser sur la plage des petits cailloux de verre dépolis par la mer et de les disperser ensuite, le soir.
Au risque d’un communisme de pensée.
Au risque de la joie.”